Un Magnifique fleuron de l'ancienne industrie hutoise


Aux temps héroïques de l'automobile, la voiture Springuel (partout en vedette) innovait le graissage sous pression et ouvrait la voie du turbo-compresseur


Les vieux Hutois s'en souviennent avec fierté, mais bien des jeunes — Dieu sait pourtant s'ils sont férus du volant — ignorent certainement qu'aux temps héroïques de l'automobile, il existait dans la cité du " Pontia " une usine de construction de véhicules à moteurs qui très vite, avait acquis réputation tant dans le pays qu'à l'étranger.
Ce qui est aussi très peu connu, c'est que leur constructeur, M. Jules Springuel, fut le précurseur d'importants perfectionnements. Il avait inventé le carrossage des roues arrières, le graissage sous pression et le bloc moteur. Mieux, il avait réalisé pour ses voitures de courses, un système équivalant au turbo-compresseur.
La première guerre mondiale, et la maladie contracté par le talentueux ingénieur voulurent, hélas, que la carrière, pourtant prometteuse, de l'usine hutoise n'inscrive qu'une bien courte page dans l'histoire de l'automobile. Elle n'en est pas moins glorieuse.


Spr

A l'intention de nos lecteurs, nous l'avons remémorée en compagnie de Mme Jenny Springuel-Wilmotte, la veuve du constructeur, de M. Jean Springuel son cousin, qui fut un ardent pilote de cette belle époque.
M. Jules Springuel était membre de la famille des importants distillateurs dont la fabrique, située au coin du quai Batta et de la rue Godelet, à Huy, a été abattue il y quelques années. Mais, préférant au maniement de l'alambic, l'étude de la mécanique en pleine expansion, il fit, à l'Université de Liège, ses études d'ingénieur civil, il réussit tous les examens avec la plus grande distinction et les félicitations du jury. Ces succès promettaient de la carrière du jeune étudiant.

Une grande et passionnante nouveauté

Rien d'étonnant, cependant, que, ses études terminées, il se soit passionné pour la voiture à moteur. N'était-ce pas la grande nouveauté ? Il y avait à peine 12 ans, que Daimler avait installé un moteur à explosion sur une draisine et 8 ans que Panhard et Levasseur avaient monté le moteur de Daimler sur un châssis routier.
Lorsqu'en 1902, l'ingénieur hutois transforma le tricycle d'un ami, M. Edmond Dresse, il n'imaginait pas que cette pièce serait la première réalisation d'une grande firme. Pas plus l'année suivante, lorsqu'il monta, pour son propre usage, une voiture quatre places qu'il dota d'un moteur Adler. Pour lui, c'était ce qu'on appelle aujourd'hui un  " hobby " auquel il s'adonnait dans un atelier situé à l'emplacement actuel du garage Vandevliedt.
Mais les amis ne tardèrent pas à solliciter la construction d'une auto, semblable à la sienne; MM. Gustave Dufrenoy, Pierre de Lhonneux, Marcel de Laminne, Charles Delloye en étaient, avec des membres de la famille du constructeur.
Et c'est ainsi que, de fil en aiguille, M. Springuel fut bien vite pris à son propre jeu. Un beau jour, ses amis ravis des engins réalisés, proposèrent la constitution d'une société d'automobiles. Chose qui fut réalisée vers 1906 — Mme Springuel ne se souvient pas de la date exacte et qui eut pour entrée immédiate la construction de l'usine qui, aujourd'hui, abrite la Fonderie St-Hilaire.

Partout en vedette, sur la route comme au Salon de Bruxelles
Il devait en sortir des séries de voitures dont le renom s'est très vite répandu grâce aux excellentes performances réalisées dans diverses épreuves. Des 1910, aux courses de Béthane (barrage de la Gileppe), une 16 H.P. gagnait la première place au classement. Au meeting d'Ostende de la même année, une voiture identique se classait première de la catégorie course. C'est que M. Springuel était aussi un fervent pilote et avait entraîné dans ce sillage bon nombre de Hutois dont les noms, Lamarche, Klinkhamers, Gallis et d'autres, figurent aux palmarès de brillantes épreuves.
Leurs exploits défrayaient la chronique sportive. Voici d'ailleurs ce qu'en disait, à la veille du salon de Bruxelles, la " Revue Sportive Illustrée " de décembre 1910. Ce témoignage d'époque est plus probant que toute description qu'on puisse faire un demi-siècle plus tard :
" Parmi les voitures qui se sont distinguées pendant l'année 1910, il faut citer en toute première ligne, la voiture Springuel, de Huy, qui, en juin dernier, remporta la coupe du journal " La Meuse ", et qui dans cette épreuve de rendement en côte, aux enseignements si probants, laissa derrière elle tous les représentants de firmes belges et de nombreuses firmes étrangères qui prirent part à ce concours.
La performance accomplie était d'ailleurs superbe par elle-même puisque la voiture " Springuel " pesant 1.072 kgs, actionnée par un moteur à 4 cylindres 90 X 120 (3 litres 054 de cylindrée) gravit les 13 kilomètres de côte de 5 à 12 p.c. en 9 m 18,5s c'est-à-dire à une vitesse moyenne de 83 km 880m à l'heure. Elle confirma d'ailleurs peu après cette prouesse à Ostende où, en vitesse pure, elle triompha de toutes les voitures de force égale et 1aissa loin derrière elle des voitures beaucoup plus puissantes "

Un embrayage merveilleusement souple

Laissons encore décrire par le témoin, les particularités de la voiture hutoise en ce moment :
" Mais M. Springuel ne s'arrête pas dans cette voie et depuis, il a que encore amélioré. Pour ne citer que quelques unes de ces améliorations, il a doté son16/20 H.P. de 4 vitesses et l'a muni d'un nouvel embrayage dont la souplesse est merveilleuse et la robustesse à l'épreuve des plus mauvais traitements. La liaison du pont arrière au châssis, au moyen de trois bielles formant parallélogramme, système spécial aux usines de Huy, a été notablement perfectionné dans ses détails; toutes les articulations qui, dans les modèles précédents, étaient réalisées au moyen de pivots cylindriques, sont maintenant formées de rotules sphériques, à rattrapage de jeu munies de graisseurs bien accessible. Cette disposition laisse au pont arrière toute liberté nécessaire pour suivre les irrégularités de la route et assure une conservation presque indéfinie des articulations "
Et le rédacteur de la revue termine en faisant état des projets de la firme Springuel.
" Les ateliers sortiront bientôt un merveilleux petit châssis 12 H.P. dont le moteur à 4 cylindres de 75. mm. d'alésage fera l'admiration de tous les connaisseurs. Un modèle de ce châssis, spécialement étudié pour les taxis est appelé au plus grand succès. "
Au salon de Bruxelles, la Springuel avait une représentation aussi importante que les plus grandes marques internationales de l'époque telles que " Panhard " et " Adler ". Ce n'était d'ailleurs pas la première fois qu'elle s'y présentait. En 1908 M. Springuel avait déjà reçu les félicitations de S. M. Léopold II

Par Jean-Marie Bienvenu 1963


II y a 50 ans, l'automobile SPRINGUEL détenait le record mondial de rendement


Après sa consécration eu 1910, la voiture Springuel  devait confirmer son succès au cours des années suivantes, en s'améliorant sans cesse. En 1911 elle s'attribuait six prix aux courses de Béthane et la première place au meeting d'Ostende.
A Boulogne-sur-Mer, elle se classait 15 fois première et la coupe était emportée par M. Paul Lamarche. En 1913, outre d'autres épreuves, elle gagnait la coupe du Grand Prix du Royal Automobile Club de Belgique, la plus belle épreuve du pays qui se disputait à Spa. Ceci après avoir établi un record mondial de rendement à Huy.

A la conquête
de nouveaux succès


En 1912, la firme ne s'était présentée à aucune épreuve, car elle était absorbée par sa pleine expansion. Cette année, en effet, M. Jules Springuel annexait les usines de voitures " Impéria " de Nessonvaux et triplait ainsi sa production.
— C'est à cette époque, nous confie M. Jean Springuel, qu'il avait mis au point pour ses voitures de course, un système équivalant au turbo-compresseur qui devait leur donner une puissance bien supérieure à celle des nombreuses marques de l'époque
Toute l'industrie automobile était d'ailleurs en pleine transformation. Loin de se laisser devancer, M. Springuel réalisa, pour sa part, d'importantes innovations. Au pont arrière, par exemple, au lieu d'une barre droite, il imagina de placer un axe brisé en son milieu, de façon à ce que les roues s'inclinent vers l'intérieur au sol. Ce que Citroën fait aujourd'hui. C'est lui aussi qui fut le premier à adopter pour les voitures, le graissage sous pression. Autre Important perfectionnement dont le constructeur hutois fut le précurseur : le bloc moteur ; car il faut savoir que les cylindres n'ont pas toujours été assemblés.

A Huy, elle écrase toutes ses concurrentes

En feuilletant la documentation de Mme Springuel, noua avons encore découvert l'évocation d'un grand meeting dans la cité du Pontia. Oui, les " Douze heures de Huy " ont un ancêtre. Et bien sûr, les voitures " Springuel " participait, aux côtés des "Opel ", "D. E. P.", "Gallia ", "Linon ", "Nagant ", "Pipe ", " Hispano ", etc... La voiture hutoise devait y établir le record mondial de rendement.
Voici ce qu'en dit, le numéro de  juin de la " Revue Sportive Illustrée " : " Le meeting automobile de Huy qui ouvrait la saison en  Belgique a obtenu un grand succès et s'est classé d'emblée parmi nos grandes épreuves automobiles, grandes victorieuses du meeting de Huy sont les Springuel-Imperia qui, en course comme en tourisme, se sont classées en tète de toutes les concurrents avec une avance considérable.
…En tourisme avec la voiture 12 H.P. de 2 litres 120 de cylindrée pesant 1.040 kg, M Klinkhamers atteint en palier 105 km. 883 à l'heure et 72 kms en côte de 8,5 p. c. (N. D. L. R. : Il s'agit de la côte de La Sarte), soit les deux plus grandes vitesses réalisées par des touristes qui comprenaient cependant des voitures de près de 4 L. 500 de cylindrée.
En course, M. Klinkhamers, avec la même voiture, sans garde-boue, mais ayant les dimensions de carrosseries imposées aux touristes et un poids de 1.000 kgs, atteignit 117 kms 643 en palier (122 à l'aller) et 75 kms en côte. "
Cent voitures par an
A Huy l'usine Springuel occupait de 80 à 100 ouvriers. Elle sortait plus de 100 voitures par an. Mais celle de Nessonvaux avait une production supérieure.
En course, la " Springuel " égalait et battait des records. Sur le marché de l'époque, elle possédait le perfectionnement de la Peugeot. Sa concurrente dans le commerce belge était la "Nagant ".

16HP

A la " Springuel" le Grand Prix de l'Automobile Club

Au meeting d'Oostende, la voiture hutoise maintenait sa supériorité. Klinkhamers prenait toutes les premières places de catégorie course. Qu'en dit la Revue de juillet ?
M. Jules Springuel a voulu profiter de l'occasion que lui fournissais le Rallye d'Ostende pour démontrer que ses voitures pouvaient, sans crainte, parcourir plusieurs centaines de kilomètres, fût-ce même sur les, mauvais pavés des routes de Flandres…
Une fois de plus donc, la " Springuel-Imperia " s'attribuait le record du rendement après avoir démontré sa robustesse et son rendement...,
Cette "Springuel –Imperia " était la même voiture que celle qui avait triomphé à Huy et c'est bien certainement celle qui détient actuellement le record mondial de rendement ".
Ceci dit, il n'est plus besoin d'argument pour prouver que les voitures " Springuel " détiennent dans l'histoire de l'automobile, une place de choix. Bornons-nous donc à dire que lorsque le 24 août 1913, à Spa, elle emporta le Grand Prix de l'Automobile Club, la plus importante épreuve de Belgique, les propos élogieux redoublèrent: et que, la même année, M. Jules Springuel, toujours avide de perfectionnement, produisit une troisième marque " l'Abadal ", voiture de grand sport (80 d'alésage. 180 de course) équivalant à l'Hispano-Suiza.

Expulsé de sa propre usine par un de ses sous-ordres au service de l'occupant

M. Springuel gardait jalousement le secret de ses voitures spéciales. II avait logé son moteur sous un capot hermétique. Ce moteur était placé de façon à ce qu'on ne puisse vérifier la course et l'alésage que par le dessous de la voiture. Mais le perfectionnement qui valut à ses voitures de tels succès devait, hélas coûter très cher au constructeur hutois.
Lorsque survint la guerre de 1914-1918, le directeur de son usine de Nessonvaux s'en fut vers l'Allemagne, son pays d'origine, pour revenir quelque temps après exiger des voitures et leur secret. M. Springuel refusa de les livrer. Il fut alors expulsé de son usine, celle-ci fut mise à sac et tout ce qui intéressait l'ennemi fut emmené Outre-Rhin.
- Je vois encore le train emportant les voitures et les machines, ajoute mélancoliquement -. Madame Springuel à l'évocation de ce pénible souvenir.

Plus un seul modèle à trouver

Ce fut la fin de la belle mais trop courte carrière de la marque hutoise d'automobiles. M. Springuel eut la satisfaction de savoir que c'est une des ses voitures qui pendant toute la guerre, a acheminé le courrier du roi Albert du Havre à La Panne. Mais, lorsque le pays fut libéré, le constructeur était pris par la maladie. Il dessina encore plusieurs voitures dont un type de taxi et une auto de luxe. Jamais cependant il ne reprit la fabrication. L'usine de Nessonvaux fut remise; .celle.de .Huy avait fermé ses portes à tout jamais et M. Jules  Springuel, au terme d'une longue maladie, s‘éteignit en 1929.
Aujourd'hui, sa veuve qui, à 85 ans, est la plus vieille conductrice de Huy, sa famille et quelques amis, gardent jalousement les trophée et souvenirs de la voiture hutoise. Mais vainement, Ils en recherchent un modèle. A leur grand désespoir, plus aucune voiture " Springuel " n'existe parmi les ancêtres de l'automobile.

Par Jean-Marie Bienvenu février 1963